L’écrivaine, autrice et militante guadeloupéenne Maryse Condé est morte à l’âge de 90 ans, dans la nuit du lundi 1er au mardi 2 avril 2024. Avec plus d’une soixantaine d’ouvrages, Maryse Condé aura consacré sa vie et son œuvre à militer pour la liberté et la mémoire de l’esclavage, en dénonçant notamment les ravages du colonialisme.

Avec plus d’une soixantaine d’ouvrages, Maryse Condé aura consacré sa vie et son œuvre à militer pour la liberté et la mémoire de l’esclavage, en dénonçant notamment les ravages du colonialisme. Également journaliste (RFI, Demain l’Afrique) et enseignante, Maryse Condé avait présidé le Comité pour la mémoire de l’esclavage, créé en janvier 2004, pour l’application de la loi Taubira qui a reconnu en 2001 la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité

Photo Jacques Sassier © Gallimard

Photo Jacques Sassier © Gallimard

Je ne suis pas d’avis qu’il faille déboulonner les statues. Le passé de la France est un tout qu’il faut prendre comme tel avec ses ombres et ses lumières. Il ne faut pas supprimer certains aspects parce qu’ils sont moins glorieux, ce serait porter atteinte à la vérité.

Maryse Condé

Lors de la production du podcast « L’esclavage, crime contre l’Humanité : les 20 ans de la Loi Taubira », Maryse Condé qui n’avait pu, pour des raisons de santé, être interviewée au micro, avait répondu par écrit à quelques questions, et accordé à Pop’ Média l’autorisation d’utiliser quelques extraits de son livre « Moi, Tituba sorcière », pour illustrer ce documentaire consacré à l’histoire de la loi Taubira.

Pop’ Média tient à lui rendre hommage et publie l’interview écrite de Maryse Condé, réalisée le 13 avril 2021 par Pascal Massiot pour la réalisation du documentaire sonore « Les 20 ans de la loi Taubira » produit par Pop’ Média :

Pascal Massiot : « Madame Maryse Condé, vous avez été la première présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage, créé en 2004 pour l’application de la loi Taubira qui a reconnu en 2001 la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. C’est sur votre proposition que le Président Jacques Chirac a fixé au 10 mai la Journée de commémoration de l’esclavage 20 ans après la promulgation de la loi sur la reconnaissance des traites et des esclavages comme crime contre l’humanité, dite loi Taubira, quels souvenirs vous reviennent particulièrement des combats que vous avez menés et qui ont contribué et permis que cette loi entre en vigueur ? »

Maryse Condé : « Quand Christian Paul qui était alors secrétaire d’état à l’Outremer m’a proposé d’être la Présidente du Comité pour la Mémoire de l’Esclavage, j’ai accepté avec enthousiasme. Cela me paraissait une manière de réparer l’indifférence de ma famille, car, ainsi que je l’ai souvent conté, mes parents ne m’avaient jamais parlé de l’esclavage et de notre origine africaine. Il a fallu que je sois étudiante à Paris pour l’apprendre.

La deuxième raison est qu’il existe toujours une rivalité entre les départements français d’outremer : la Martinique, la Réunion, la Guadeloupe et la Guyane. Si je n’acceptais pas ce poste important, il reviendrait à quelqu’un d’une autre origine. Pour toutes ces raisons, mon acceptation a été immédiate.

Les premières années furent sans grandeur. Nous nous réunissions dans un petit bureau du ministère de l’Outremer. Nous n’avions aucune autorité. Ainsi nous avons essayé de changer les programmes scolaires dans le domaine de l’Histoire et nous n’y sommes pas parvenus. »

PM : « Quel rôle et quelle place de la littérature, des œuvres de fiction littéraire, de votre œuvre particulièrement, dans ce combat ? Que permet la fiction littéraire aux côtés des combats politiques, associatifs… ? »

MC : « Il nous semblait important que les œuvres littéraires jouent un rôle dans les programmes scolaires. Par exemple, nous souhaitions que mon roman Ségou soit lu dans les écoles. Nous souhaitions aussi que les tableaux de peintres ayant représenté l’esclavage soient valorisés. Nous nous battions pour que cela arrive. Aujourd’hui les choses ont changé. Ainsi les thèses ayant trait à l’esclavage sont couronnées par des prix spéciaux. »

PM : « Vous avez déclaré, dans une interview à RFI en 2016, soit 15 ans après la promulgation de la loi Taubira, que « La traite et l’esclavage sont marginalisés dans l’imaginaire français ». »

MC : « Malheureusement cette remarque est vraie de nos jours encore bien que certaines villes comme Nantes ou Pointe-à-Pitre aient fait des efforts. »

PM : « Est-ce que cela constitue un objectif non atteint par cette loi, une déception ? Qu’est-ce permettrait de sortir de cette marginalisation ? L’école, l’enseignement, l’éducation ? Davantage de travaux historiques ?

MC : « Au cours des dernières années le Ministère de l’Education Nationale s’est montré plus ouvert. L’esclavage occupe une place plus importante dans les manuels d’Histoire. »

PM : « Faut-il déboulonner les statues (de figures colonialistes comme Colbert), pour réhabiliter la Mémoire ? »

MC : « Je ne suis pas d’avis qu’il faille déboulonner les statues. Le passé de la France est un tout qu’il faut prendre comme tel avec ses ombres et ses lumières. Il ne faut pas supprimer certains aspects parce qu’ils sont moins glorieux, ce serait porter atteinte à la vérité.

Un homme d’état comme Jules Ferry, qui a défendu le dangereux et mystificateur concept de “race supérieure”, a malgré tout des aspects positifs. Il a joué un grand rôle dans l’expansion de l’éducation. »

PM : « En janvier 2006, Jacques Chirac déclarait à l’occasion de la réception au palais de l’Elysée du Comité pour la mémoire de l’esclavage « (…) au-delà de l’abolition, c’est aujourd’hui l’ensemble de la mémoire de l’esclavage, longtemps refoulée, qui doit entrer dans notre histoire : une mémoire qui doit être véritablement partagée ». Aujourd’hui, estimez-vous que la société française a évolué et notamment sur la mémoire de l’esclavage ? Sur l’histoire de l’Afrique ? »

MC : « J’en profite pour rendre hommage à Jacques Chirac qui s’est montré ouvert et a toujours soutenu notre combat. Il faut avouer que la société française demeure encore en-deçà de ses espérances. Pour la majorité des Français, l’esclavage et les dépossessions qu’il a entraînées demeurent largement méconnus. Ils croient que le racisme est un phénomène propre aux Américains. L’histoire de l’Afrique étant à peine étudié à l’école est également méconnu. Il suffit de voir un jeu télévisé très populaire. Dès qu’on pose une question concernant l’Afrique au candidat, il est perdu. Ainsi l’un d’entre eux ignorait que Dakar soit la capitale du Sénégal. »

PM : « Le 10 mai 2015, jour de la commémoration de l’esclavage, François Hollande inaugurait un nouveau mémorial en Guadeloupe : Le Mémorial ACTe, première institution majeure de la zone caraïbe sur la traite et l’esclavage. Que vous inspire la création de ce mémorial de l’esclavage et de la traite en Guadeloupe ? Plus largement que vous inspirent les initiatives allant dans ce sens : à Nantes, Mémorial de l’esclavage (2012), projet pour la réalisation et l’installation d’une œuvre d’art en hommage aux victimes de l’esclavage au sein du jardin des Tuileries… ? Ces initiatives selon vous, permettront-elles que « l’État prenne enfin sa part pour inscrire pleinement cette mémoire dans notre récit national » comme l’affirmait le Président Macron le 27 Avril 2018, dans une allocution écrite intitulée : Mémoire de l’esclavage : le temps des actes ? »

MC : « J’avoue que j’ai vu sans enthousiasme le projet du Mémorial ACTe mais quand j’ai été témoin de sa réalisation au cours de mon dernier séjour en Guadeloupe, alors que j’y étais allée remettre au pays la statue qui symbolisait mon Prix Nobel Alternatif, j’ai été enchantée. Non seulement le monument est beau mais il comporte des salles passionnantes comme celle qui illustre la généalogie des Guadeloupéens et leurs efforts d’adaptation à un nouvel environnement. J’ai été émue quand m’a été révélé l’histoire de ma famille depuis sa libération de l’esclavage. »

L’esclavage, crime contre l’Humanité, les 20 ans de la loi Taubira

La France est le premier pays à inscrire, dans la loi, cette reconnaissance. 20 ans après, où en est-on ? Quels effets de cette loi fondatrice ? Que reste-t-il à faire pour regarder en face et ensemble cette tragédie ?

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